Humair u.a. (Hrsg.):Prométhée déchaîné

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Titel
Prométhée déchaîné: technologies, culture et société helvétiques à la Belle Époque.


Herausgeber
Humair, Cédric; Hans Ulrich Jost
Reihe
Les Annuelles 11
Erschienen
Lausanne 2008: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
129 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Rémy Pithon

La dernière livraison des Annuelles, qui étoffe et compile diverses communications présentées aux Journées suisses d’histoire 2007 autour des «Mutations et innovations technologiques et culturelles à la Belle Epoque», éclaire avec éclat tout un pan de l’histoire nationale. La démarche – insérer l’histoire des techniques dans une perspective sociale et culturelle – permet de saisir la société au travers de différents objets (énergie hydraulique, tramways, aviation, béton, imprimerie) et de souligner les contradictions d’un temps où la composante industrielle de la bourgeoisie domine, cependant qu’une partie de cette dernière reste soumise aux valeurs des anciennes élites. S’en dégage le sentiment d’appartenance simultanée à plusieurs époques. Au final l’ouvrage s’interroge sur les différentes modalités et la réception d’une modernisation d’un Etat en pleine mutation.

En introduction, Hans Ulrich Jost et Monique Pavillon reviennent sur différents aspects de la Belle Epoque, intitulée «Apocalypse joyeuse» par une exposition parisienne de 1986, pour en relever les paradoxes: renouveau artistique, urbanisation, misogynie, engouement scientifique, nationalisme.

Cédric Humair («Technologie de l’énergie et mutations urbaines: les réseaux hydroélectriques et leurs conséquences sur les villes suisses de la Belle Epoque») questionne la coïnfluence de la croissance urbaine et de l’offre énergétique. Industrie, mobilité, confort dynamisent les besoins. La municipalisation précoce des réseaux électriques garantit une mécanisation des transports et l’éclairage public, et le succès du moteur électrique, hormis ses qualités intrinsèques, doit beaucoup à son coût modéré résultant d’une politique communale appropriée. Le gaz, l’eau, l’électricité servent dès 1860 d’accélérateur à l’urbanisation de la société, qui, par circularité (croissance démographique, exode rural, tertiarisation), favorise leur éveloppement.

Marc Gigase enchaîne avec les «Transports en commun et mutations urbaines à la Belle Epoque: le développement des tramways électriques à Lausanne». Le chef-lieu vaudois (dont la population double entre 1888 et 1910) et sa déclivité spécifique condamnent la locomotion hippomobile. Le choix se porte en 1896 sur un réseau à traction électrique. L’impact se révèle rapide: extension de la ville, segmentation de l’habitat dans une logique de distinction (les classes aisées en périphérie, les ouvriers dans le vieux centre). Le nombre de voyageurs quadruple mais les tarifs demeurent prohibitifs pour les démunis, les fréquences et l’étendue du réseau restent insuffisants, de pair avec le statut privé de la compagnie. En outre une fraction conservatrice de la population déplore l’esthétique des fils, défigurant le patrimoine. Mobilité, loisir, habitat, autant de signes d’une modernité contestée mais participant du bouleversement d’alors, conclut l’auteur.

Christophe Siméon («Promotion et réception de l’aviation en Suisse à la Belle Epoque») analyse une contre-success story nationale. Tout comme la voiture, mais pour d’autres raisons, l’aéronautique ne décollera pas, là où l’interaction entre technique de pointe, engouement médiatique, loisirs, prestige des chevaliers du ciel, symbolique de la troisième dimension et marchés potentiels (civil et militaire) auguraient du contraire. Les meetings aériens battent tôt de l’aile, les prix demeurent modiques, comme les tirages de presse. L’industrie n’arrive pas à diffuser le moteur à explosion. Raisons idéelles aussi: l’aviation n’entre pas dans le référentiel culturel militaire. Wille lui préfère les armes traditionnelles, la cavalerie (et le pursang) en tête. Nuance toutefois vu le succès de la souscription populaire en faveur de l’aviation de 1913 et son ineffable carte postale multitemporelle, où une Helvetia «archéomoderne» décolle du lac des Quatre-Cantons sur fond de chapelle de Tell, à bord d’un engin mi-avion, mi-«tridrige».

Hans Ulrich Jost («Aspects sociaux et culturels dans l’avènement du béton armé en Suisse») explicite, lui, le poids des réseaux de sociabilité dans l’espace public. Après l’avènement des systèmes de fabrication Portland et Hennebique, les villes font l’objet d’affrontements entre Anciens et Modernes autour de la construction d’ouvrages d’art et d’imposants édifices, qu’on masque parfois de matériaux usuels. Se pose aussi la question de leur fiabilité. La confiance du public gagnée, en partie grâce aux écrits scientifiques, il s’agit de séduire. La Landi de 1883 arbore un mini-pont du Diable, tandis que deux entrepôts de béton armé s’imposent à Altdorf au coeur de la Suisse mythique. René Morax en souligne toute l’ambivalence en parlant d’une «Eglise fédérale» associant «la nue simplicité de la basilique romane à la ligne sévère des fabriques modernes». Les CFF et leurs ponts alpins, expression du génie national, corroboreront le succès du secteur, cartellisé en 1910.

La machine a un sexe, François Vallotton le rappelle dans «L’introduction des ‘collègues de fer’ ou la mécanisation négociée des imprimeries helvétiques (1880–1914)». La crainte des typographes d’une dévalorisation de leur savoir-faire par la féminisation ternit l’action du syndicalisme suisse, plus soucieux de stratifier les tâches (réduction du temps de travail de l’«aristocratie ouvrière» masculine) que de s’opposer en bloc au patronat. La modernisation des machines à composer (Monotype, Linotype) découle d’une transformation du champ éditorial (apparition de journaux à annonces) et de l’agrandissement des imprimeries. La raison économique n’est pourtant pas toute-puissante. Les titres gagnent en prestige à vanter leurs nouveaux appareils de production, véritables vitrines du journal, et à ériger d’imposants bâtiments. Vallotton réfute le déterminisme technique pour voir plutôt le progrès du matériel de composition comme une résultante (concurrence intertitre, pagination accrue).

Dans sa postface, Cédric Humair s’appuie sur la sociologue Helga Novotny et relève le paradigme de la crise du progrès en même temps que sa perpétuation à long terme. Son ambivalence, à la fois source de domination de la nature et de déstabilisation culturelle, se marque fortement à la Belle Epoque. Le danger est perçu comme le prix raisonnable à payer en compensation à l’amélioration du confort, mais l’équivalence entre évolution technique et progrès social est remise en question. Marguerite Burnat-Provins condamne un pays «prêt à sacrifier tout son passé pour de l’argent. Cela rapporte (…), mais qu’est-ce que cela emporte: les costumes, les traditions, l’originalité des moeurs (…)». Le chemin de fer vilipende la montagne et l’âme suisse. La critique esthétique sert de paravent à celle du matérialisme. Humair inscrit le modèle suisse à mi-chemin entre ses variantes américaine (triomphe de l’ingénieur) et allemande (traditions, pilotage étatique, nationalisme). Aux objectifs sociaux et démocratiques du progrès de la Belle Epoque succède la seule perspective de la croissance économique et de l’aisance individuelle. L’innovation pour l’innovation caractérise la modernité actuelle.

Reste à s’interroger sur le renversement des rapports de force, à un siècle de distance, entre la place occupée par la culture des humanités et les sciences dures. Jadis soumis au scepticisme et ultraminoritaire dans l’enseignement (1/8e des programmes du lycée en France vers 1900, selon Arno Mayer), le Nouveau-Monde des ingénieurs et de l’industrie voue désormais les sciences humaines aux gémonies.

Citation:
Grégoire Gonin: Compte rendu de: C. Humair, H. U. Jost (dir.): Prométhée déchaîné: technologies, culture et société helvétiques à la Belle Époque. Lausanne, Antipodes, Les Annuelles 11/2008, 2008. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 58 Nr. 4, 2008, pages 473-475.

Redaktion
Veröffentlicht am
03.02.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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